Pouvons-nous allier santé, liberté et choix en temps d’épidémie ?

groupe plage libre

En cette période chaotique, je navigue, comme les plus de 2 millions de professionnels de santé  en France, sur les eaux troubles d’un fleuve qui nous emmène vers un océan d’inconnues. Evidemment, professionnels de santé ou pas, nous sommes tous sur le même bateau.

regard clair d'une jeune femme masqué

Ces vagues successives d’une pandémie, inimaginable il y a si peu de temps, n’en finissent pas de nous éprouver dans nos vies professionnelles et privées. En effet, nous sommes secoués, inquiets. Et beaucoup d’entre nous sont désireux de faire au mieux, dans notre intérêt et, j’ose espérer, celui des autres. Ainsi, je m’interroge, sur ma position en tant que professionnelle de santé. Je me questionne aussi en tant qu’individu et citoyenne de ce pays et du monde.

Etre professionnelle de santé

Avec le recul, je sais avoir choisi de travailler dans le milieu de la santé, non par altruisme, mais, avant tout, par intérêt pour le corps. En effet, ce support extrêmement sophistiqué et mystérieux nous permet de vivre. La seconde raison était la relation d’aide. En fait, dans ce milieu, on dit souvent « On n’est pas soignant par hasard ». De même, on n’est pas agriculteur ou boulanger sans raison non plus. La genèse de ces choix appartient à chacun. Et ce qui compte, pour exercer son métier avec plaisir et efficacité, c’est bien d’être au clair avec ce qui fait sens pour soi.

deux mains multicolores pour soin

Alors, œuvrer pour la santé et la promouvoir, c’est quoi ?

Dans la Constitution de l’OMS, adoptée en 1948, la santé est définie comme suit : La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’invalidité. Dans le contexte de la promotion de la santé, on a considéré que la santé n’était pas un état abstrait, mais plutôt un moyen d’atteindre un but ; sur le plan fonctionnel, il s’agit d’une ressource qui permet de mener une vie productive sur les plans individuel, social et économique. La santé est une ressource de la vie quotidienne, et non le but de la vie ; il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques.

Pour moi, être ou rester en bonne santé, c’est donc bien faire mon possible pour que mon corps me permette de mener la vie que je veux. Forte de cette conviction, j’estime que mon travail consiste à apporter mes compétences pour qu’il en soit de même pour ceux que je rencontre à titre professionnel. Je me dois de leur donner des moyens de vivre du mieux possible leur vie.

Par ailleurs, il en est de même dans le rôle de parent, de grand-parent ou de proche aidant. Nous sommes tous amenés à exercer un de ces rôles un jour ou l’autre.

Etre libre dans une société

Etre en bonne santé, ou avoir une santé suffisamment satisfaisante pour mener la vie souhaitée, c’est un moyen et non un but comme le dit la définition précédente. Pourtant ce n’est pas suffisant.

La Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé (OMS, Genève, 1986) mentionne certaines conditions préalables à la santé, qui sont la paix, des ressources économiques suffisantes, des aliments et un logement appropriés, un écosystème stable et une utilisation viable des ressources. La prise en compte de ces conditions préalables met en évidence les liens inextricables qui existent entre la situation sociale et économique, l’environnement physique, les modes de vie individuels et la santé.

Et c’est bien là que le contexte de la pandémie vient heurter cette ressource formidable. A quoi cela sert-il d’être en santé si je ne peux pas faire ce que je veux ? Par exemple, je voudrais:

  • aller et venir à ma guise.
  • travailler comme d’habitude.
  • ne pas porter un horrible masque.
  • recevoir ma famille ou mes amis.
  • aller acheter telle ou telle chose.
  • faire la fête
  • aller au restaurant
  • ne pas me passer les mains au gel sans arrêt.

De plus, il ne faut pas que j’embrasse mes proches. Je ne dois pas les serrer dans mes bras. Etc…

une petite fille embrasse sa grand-mère

De quelle liberté parlons-nous?

Vraiment, j’ai l’impression que ma liberté a pris un sacré coup dans l’aile. Pourtant, est-ce ma Liberté, grand concept républicain, qui est touchée ou mes libertés individuelles? Est-ce plutôt la somme de tous ces actes possibles dans cette vie-là, dans cette société-là ? J’ai perdu des libertés mais n’en ai-je pas gardé et même trouvé d’autres ?

Décidemment, j’ai bien envie de faire une liste en notant en vrac toutes les libertés qui me restent, toutes les libertés qui sont les miennes en ce moment.

femme seule et libre assise dehors sur un hamac

Avoir le choix en temps d’épidémie

Alors quels sont mes choix ? En fait, comme je suis vivante, en pleine possession de mes capacités physiques et psychiques, je peux identifier diverses possibilités. Ainsi, j’ai le droit de:

  • décider de faire fi des mesures de précautions sanitaires. Ainsi, je continue de vivre ma vie en essayant de ne pas me faire verbaliser, parce que, c’est ma liberté quand même !
  • alimenter les échanges sur les réseaux sociaux et avec mes amis sur la gestion de la pandémie.
  • penser que , compte tenu de mon âge et du fait que je ne suis pas une personne à risque, ce n’est pas grave si j’ai le virus.
  • respecter les gestes barrières et les restrictions actuelles parce que je tiens à ma santé.
  • faire de mon mieux pour ne pas risquer de contaminer les autres.
  • imaginer que mes proches, les personnes que je croise dans la rue, les patients qui viennent me consulter, n’ont pas envie d’être contaminés par moi. Très justement, ils sont le droit de vouloir être libres de vivre leur vie eux aussi.
  • prendre soin de ma santé pour ne pas être malade et ne pas solliciter les dispositifs de santé.
  • me réjouir de vivre dans un pays où il existe des soins de santé gratuits. Et je peux en bénéficier même si je ne prends pas vraiment soin de moi.
  • utiliser tous les moyens que la société dans laquelle je vis aujourd’hui met à ma disposition. Ainsi je pourrais continuer à travailler, à manger, à communiquer, à m’instruire, etc…
  • vivre au présent. De cette manière, j’apprécie chaque moment, chaque acte que je fais, chaque sensation que j’éprouve.
  • croire que je me réjouirais quand cette crise sera dernière nous.
choix de respirer libre

Le libre choix de la santé en temps d’épidémie

Bien sûr, c’est difficile d’être « empêchée » dans ma vie quotidienne par temps d’épidémie. J’ignore ce qu’il convient de faire. Je ne suis pas décideur. Mon métier est ni économiste, ni médecin, ni épidémiologiste, … Je ne sais pas et j’admets très bien cela.

En revanche, je défends la promotion de la santé et le soin, à mon humble niveau, depuis près de 40 ans. Et ça en fait des souvenirs! Malheureusement pas toujours agréables…

Je me souviens de la 1ère fois, à 19 ans, où j’ai senti l’odeur de la mort d’un malade encore vivant. Je ne parle pas d’une impression, mais bien d’une odeur. Et je prie les personnes sensibles de m’excuser si je les heurte. Cette odeur, les soignants la connaissent et elle ne s’oublie jamais. J’aurai vraiment préféré ne pas la respirer.

Je me souviens de ma confrontation, vers 30 ans, à un autre virus, tabou celui-ci, qui emportait des malades de tout âge et de tous milieux. Je me rappelle les larmes partagées entre soignants, et vite essuyées. Les professionnels doivent continuer. Il n’est pas question que les autres malades nous voient flancher. Car les soignants sont là pour porter vers la guérison, pas pour communiquer leur détresse et leur douleur.

porte fermée fin santé

Je me souviens encore de la porte de la chambre d’hôpital refermée doucement avec cette question : Est-ce la dernière fois que je vois ce patient ? Je me rappelle le planning regardé furtivement le lendemain pour voir s’il est encore là, ou si figurent ces trois lettres: DCD ? Et je sais aussi combien il était parfois difficile de laisser ce vécu au vestiaire de l’hôpital pour ne pas l’emporter dans mon foyer. J’ai évoqué ceci dans l’article « Pourquoi voir votre infirmière d’abord comme une femme? ».

En fait, objectivement, c’est vrai : j’ai le choix de ce que je veux faire. En tant qu’individu, je peux faire des choix dans cette société qui me permet de vivre. Et nous avons tous le choix, reconnaissons-le.

Mais alors ?

vue d'un service de réanimation santé

Alors? Si j’ai fait le choix de quitter le secteur hospitalier, je souhaite simplement à chacun de nous de ne jamais mettre les pieds dans un service de réanimation. Comme malades, nous ne serions plus que l’ombre de nous-même. Par conséquent, la question de notre liberté et de notre choix, ne se posera même plus. Les personnels médicaux et soignants n’auront qu’un objectif : nous garder en vie.

Comme proche d’un malade, nous ne verrons même pas comment fonctionne un service de réa en cas de crise sanitaire. Il est inconcevable de croire que c’est juste un passage vers la guérison. Tout ne sera pas comme avant suite à  » un petit séjour en réa ». Inutile de se voiler la face. De même, imaginer qu’il suffit de former plus de personnel et d’ouvrir plus de lits en réanimation pour régler le problème de la pandémie, est complètement irréaliste.

Alors, mon libre choix de professionnelle de santé, de femme, de citoyenne, est de faire tout mon possible pour rester en bonne santé. Il est de n’être pas responsable, même involontairement, de la maladie des autres. C’est mon choix, parce que si je meurs, je n’aurais plus besoin de liberté. Et vous, c’est quoi votre libre choix ?

trois femmes de dos qui lèvent les bras

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